Il y a un demi—siècle et quelques poussières…
C’est vers ma dixième année que, rentrant de l’école, je me trouvai entre chien et loup, sur les talons de quelqu’un qui, sûrement, allait rendre visite à André Malraux, et que je ne connaissais pas. « Georges Pompidou » me dit-il, tandis que je lui donnais accès au vaste hôtel particulier où ma famille recomposée avait jeté l’ancre, à Boulogne, à trois pas de Rolland-Garros.
Comme les enfants de mon âge de ces temps évanouis, je ne sus que répondre Oui, Monsieur. Peu après, il revint à la maison et, de plus en plus régulièrement, car il préparait l’édition d’un petit ouvrage consacré à Malraux dans la collection des classiques illustrés Vaubourdolle, destinée aux lycéens. Bientôt, je le revis à dîner, et cette fois, avec sa femme. Très vite, les deux couples sympathisèrent, et bien au-delà des échanges de points de vue littéraires, Claude et ma mère se lièrent d’une amitié qui devait durer plus de cinquante ans : la mort les a séparées le 3 juillet dernier.
Volontiers vêtue de tons pastels, notamment d’un bleu qui rimait avec ses yeux, d’une blondeur élancée, directe et même un peu farouche, sa silhouette de sportive assidue contrastait avec celle, plus massive, de son mari, les deux offrant comme il sied aux personnes de qualité une retenue de bon aloi, rehaussée d’une chaleureuse simplicité immédiatement perceptible chez Claude, et teintée d’une timidité résiduelle qu’elle ne cessa jamais de combattre avec les armes qu’elle trouvait à sa portée.
Intérieures, d’abord vivacité d’esprit, sens de la répartie, remarquable mémoire, et d’une générosité nullement affichée, aussi discrète qu’exemplaire mais sans rien vouloir prouver à personne, manifestée invariablement à travers mille attentions diverses, et jamais prise en défaut ; extérieures, chemin faisant, par les innombrables succès qu’ouvraient les pas de son mari.
Le couple qu’ils formaient incarnait si fort ce dont on n’a, le plus souvent, qu’une imitation savamment concertée alors qu’ils en personnifiaient une réalité tangible et vivante — un grand amour partagé — totalement complices au sein d’une solidarité inoxydable. Leur fils, Alain, ouvert et chaleureux, devint vite l’ami du trio des frères Malraux que Gauthier, Vincent et moi formions. Ses parents et lui découvrirent Venise en période pascale munis par l’auteur de « L’Espoir » des meilleures adresses de musées et collections complémentaires, églises introuvables et restaurants judicieux. Ils y connurent l’émerveillement quasi universel qui est presque de rigueur lors de cette première fois-là.
Puis, ce fut le retour au pouvoir du Général de Gaulle, et l’été suivant, la création par lui, sous l’influence personnelle extrêmement sensible de George Pompidou, d’un ministère des Affaires culturelles, premier du nom, à l’intention d’André Malraux, alors si violemment contesté. Le malheur ne lui accorda que deux années encore jusqu’à l’accident, fatal, celui-là, qui coûta la vie à ses deux fils un même soir de mai 1961.
La prévenance constante dont firent preuve nos amis redoubla de plus belle. Voyant que nos propriétaires souhaitaient reprendre leur maison, à la suite d’un attentat de l’O.A.S. resté de sinistre mémoire, Claude souffla à Georges l’idée suivante puisqu’ils avaient leur villégiature à Orvilliers et venaient d’acquérir une propriété dans le Lot, la résidence secondaire de l’Hôtel Matignon, où il entrait au terme de la erre d’Algérie, leur serait superflue. C’est ainsi que Malraux, ma mère et moi pûmes nous installer à Versailles, au Pavillon de la Lanterne, si apprécié aujourd’hui par l’homme de goût qu’est — aussi — le Président Sarkozy.
Entre temps, l’initiation à Fautrier, Balthus, au premier Dubuffet des années 40, distillée précédemment à Boulogne par intermittence et engrangée par le nouveau Premier Ministre et son épouse, avait porté ses fruits. D’une élégance que Claude voulut désormais plus audacieuse, elle imposa aussitôt un style de vie qui épousait résolument la modernité. Poliakoff, Nicolas de Staël-Hartung, firent leur entrée rue de Varenne, entre tant d’autres. Les épreuves que connut ma mère en ces années-là trouvèrent en cette amie si fidèle un soutien sans faille, un appui indéfectible dont rien ne put avoir raison.
On le sait, à l’issue du séisme de 1968, qui avait confirmé et amplifié le sens de l’Etat de G.Pompidou, Claude et lui eurent à subir une campagne de calomnies solidement orchestrée : ce fin l’occasion pour leur amie Madeleine de leur manifester l’étendue de son affection.
Tout cela ne peut interdire leur entrée à l’Elysée un an plus tard, d’où put être envisagée sérieusement l’élaboration du Centre éponyme, en même temps que la gestation de FIRCAM, instrument de travail à mettre à la disposition de Pierre Boulez en proportion de ses capacités. L’accès à la magistrature suprême de son mari permit à Claude de multiplier mille et une actions de grâce inconnues car systématiquement passées sous silence par elle, ou d’actions de foi en l’avenir — proche ou lointain — d’espoirs « de guerre » si l’on ose ainsi dire, comme celui d’Alain Briottet qui fut si brillamment Consul à Boston* et beaucoup plus tard, révéla un vrai talent littéraire. Tout cela nourri et amplifié par trente ans de soutien de la part de Bernadette et Jacques Chirac semblera acquis aux yeux des générations montantes.
Rien pourtant, n’aurait, en l’occurrence, pu l’être sans la personnalité hors-série de Claude Pompidou, figure de grand style de la société française, mais plus encore, et la Fondation qui porte son nom l’atteste, grande Dame de cœur dont nous avons eu le privilège d’être les contemporains.
*« Boston, un hiver si court »,
Éditions du Rocher